Depuis l’aube de l’humanité, pour se
différencier entre eux, les hommes ont éprouvé le besoin de se doter
d’une appellation distinctive. Le chef, le chasseur, le pêcheur, le
potier avaient une fonction qui par sa signification permettait d’identifier
et de reconnaître un individu parmi le groupe. Empruntant à des
qualificatifs: le Roux, le Noir, le Gros, le Grand ou à des fonctions:
Meunier, le Boulanger, le Marchand, le Bouvier l’imagination a su
tirer profit de tous les artifices et s’adapter à la progression des
populations. Quand le nom de Jehan, fils de Jehan le charpentier du
village n’a plus été en mesure d’assurer la distinction des
générations, Jehan est promu au rang de patronyme. Alors on lui a
associé un prénom. Et chacun, reconnaissant Mathurin Jehan le
charpentier, pouvait le placer dans la chronologie des générations.
Tous ces qualificatifs et patronymes reconnus par des
communautés fermées ont fonctionné durant des millénaires en dehors
de tous les soucis d’écriture. Lorsque les recensements entrepris par
les Romains cherchent à identifier une population et les catégories
qui la composent, ils se heurtent aux habitudes ancestrales fondées sur
la tradition orale. C’est à ce moment que des noms gaulois se
retrouvent pour la première fois inscrits sur des registres. Au
passage, quelques uns attraperont une consonance plus latine. L’empereur
gaulois Posthume régnera sur la Gaule sous le nom de Posthumus. Puis,
interviendra la décadence Romaine. Les préoccupations ne seront plus
aux comptages nominatifs. Dans un environnement de pillage, d’exactions
et de troubles permanents, les communautés s’isolent derrière des
fortifications souvent sommaires. La société qui a remis en place une
structure clanique est rentrée dans une phase de régression. Par
sécurité et parfois pour des simples notions de survie, on limite son
regard aux membres du clan. L’idée de Nation se réduira à la simple
notion de territoire.
Les seigneurs du Moyen-Age, complètement accaparés
par les rivalités et les conflits territoriaux, ne se soucient pas
réellement de la gestion des populations. Dans un monde déstabilisé
où la papauté veut installer un contre-pouvoir spirituel, seuls les
cartulaires des abbayes feront apparaître les noms de quelques
individus en relation avec le monde monastique. Il faudra attendre le
XVIème siècle pour que François Ier par l’ordonnance
de Villers Cotterets prise en Août 1539, impose la tenue de registres
de baptêmes. Quarante ans plus tard, en 1579, Henri III étendra cette
mesure aux mariages et aux sépultures. Les premiers registres
paroissiaux, établis à partir de prénoms, anticipent quelque peu ces
époques. Même si on y est surpris par les libertés orthographiques
prises avec les noms, ils représentent les premières tentatives d’un
état nominatif des populations. La qualité et la rigueur de ces
documents entretenus et informés par l’autorité religieuse peut
varier sensiblement d’une paroisse à l’autre ou pour un même
secteur géographique, d’un rédacteur à l’autre.
Bien évidemment, depuis des temps immémoriaux, on
connaît les grandes familles. Des aveux et actes royaux ou ducaux sont
là pour nous informer que depuis le XIII ième siècle la
paroisse de Betton érigée en châtellenie a appartenu aux Seigneurs de
St Gilles et aux Rieux. Plus tard, la famille d’Argentré cédera le
territoire paroissial aux Montbourcher. La lecture des archives nous
livre sans trop de difficulté les noms et fonction des propriétaires
des manoirs et maisons fortes. Souvent fonctionnaires du pouvoir ou
Conseiller au Parlement de Bretagne ces notables sont mentionnés dans
de nombreux écrits. Il est par contre bien moins aisé de retrouver ou
de suivre les familles, qui sans titre de propriété, ont travaillé et
vécu plusieurs générations à l’ombre des grands propriétaires
fonciers. Manoeuvriers, journaliers brassiers, mécaniques ou
charbonniers voilà tout un petit peuple, oublié des registres ou
échappant aux fouages, qui a façonné notre environnement dans l’anonymat
de l’histoire. C’est pourtant lui, qui en venant s’agglomérer
dès le XIIème siècle autour du prieuré perché sur le
rocher dominant la rivière d’Ille, sera à l’origine de l’implantation
du bourg de Betton. Dépendant de l’abbaye de Saint Melaine, ce petit
établissement monastique est mentionné à plusieurs reprises dans son
Cartulaire.
Ainsi, toutes recherches sur l’histoire d’un
territoire paroissial devenu communal à la Révolution ne pourront s’affranchir
d’une étude toponymique détaillée des lieux-dits. En effet, très
vite on constate l’impact de l’homme sur le paysage. En le modelant,
il lui a souvent légué son nom. Dérivé de la racine d’un patronyme
ou par l’association d’un qualificatif, ces constructions
linguistiques révèlent chacune un moment précis de la vie d’une
communauté. Elles représentent des marqueurs sur l’échelle
chronologique.
Ainsi, après la chute de l’Empire Romain, la
période Franque se singularise non pas par une invasion germanique
guerrière, mais plutôt par l’installation et la persistance de
petites communautés libres, influencées par un courant culturel venu
de l’est. Soucieuses de cette liberté, elles se signalent par l’aménagement
de places légèrement fortifiées. Longtemps identifiables dans la
topographie, on les reconnaît aujourd’hui par leur appellation
spécifique. Si leur toponyme se compose souvent du nom du propriétaire
et du descriptif de la protection (la Haye Renaud), il peut aussi s’accommoder
d’une signification plus technique comme la Grande Haye ou la Haye de
Terre
Le Moyen Age marquera son passage par la présence
des mottes castrales et leur basse-cour. Les tertres de la motte d’Ille
et de la Motte n’ont pas résisté aux modifications topographiques
inhérentes à l’évolution économique et à l’urbanisation des
campagnes. Il reste cependant sur le territoire communal les ensembles
du Vau Reuzé et de la Mévrais pour illustrer cette période. La levée
de terre qui supportait le donjon en bois du domaine de la Mévrais
accompagnée de sa basse-cour sont encore relativement bien
reconnaissables. On retrouve dans le parcellaire l’espace fortifié ou
vivait une petite mesnie et son seigneur.
A partir du XIième siècle, sous l’influence
monastique, des grands défrichements sont entrepris. On les
reconnaîtra par des terminaison en ’’ière’’ venant
accompagner le nom du nouveau propriétaire des lieux. Ainsi on peut en
déduire que la Roussardière fut nettoyé par la famille
Rousseau ou Roussard . Les Corbin s’attaquèrent à la Corbinière.
Les Gaudier ou Gaultier prirent en charge la Gaudière.
Au siècle suivant, le XIIième, selon le
même principe, les landes et friches régressaient. Ces programmes de
distribution des terres se poursuivant, la mode des noms apportait des
terminaisons en ’’ais’’. Robin, Boucaud, Renaud, Chauvin
et Busnel donneront leur nom à la Robinais, la Boucaudais,
la Renaudais, la Chauvinais et la Busnelais. Mais
il faut se garder de trop d’enthousiasme. L’étymologie recèle
quelques pièges qui doivent inciter à la prudence et à la modestie.
La tentation d’y rattacher la Morinais ferait prendre le risque
d’une erreur. Car ce serait oublier que la légende de morins (petits
lutins maléfiques de la nuit) est très souvent à l’origine de ce
nom. En effet, très présents dans les contes et légendes de Bretagne,
ces petits êtres appelés à l’ouest korrigans, sont connus dans la
partie des ’’Marches’’ de l’ancien duché sous l’appellation
de morins. Ainsi ce qui apparaît à l’ouest comme Lan ar Korrigan
devient ici la Lande des Morins ou la Lande Morinais. Bien évidemment,
ceci n’exclut pas la possibilité qu’une famille portant le nom de
Morin ait pu s’installer à un moment sur ce lieu.
Comme pour faciliter les recherches, les siècles se
sont identifiés chacun des traditions spécifiques. Le XIIIième
siècle, qui verra un certain ralentissement des grandes entreprises de
défrichement, se singularisera par des terminaisons en ’’erie’’.
Ainsi, il nous est possible de savoir que les Bigot s’installent à la
Bigoterie ,les Picon à la Piconnerie et les Raimbaud à
la Rimbauderie.
Plus tard, les familles Nicoul, Aubrée, Valérie et
Besnard prendront possession de secteurs alors qualifiés de Touche. De
là viendront les nouveaux toponymes de la Touche Nicoul, La Touche
Valérie et les autres.
Et puis viennent les cas particuliers ou des
distinctifs hydrographiques apportent un avantage à l’occupant des
lieux. Dans le nord de la commune bonhomme Guillaume et bonhomme Gasnier
disposaient chacun d’une fontaine qui avait retenu l’attention de la
population (la Fontaine Guillaume, la Fontaine Gasnier). Roussel et
Giron ne ménageant pas leurs efforts avaient obtenu la propriété de
champs ouverts (le Champ Giron, le Champ Roussel). Pinel entretenait une
passerelle sur la rivière d’Ille. Peut-être même prélevait-il une
petite redevance auprès des usagers. Son nom est resté associé à
cette planche. Le lieu-dit est aujourd’hui celui de la Planche Pinel.
Ces particularités, suffisamment fortes pour marquer à un moment
donné les populations, véhiculent par le canal de la tradition des
détails à ne pas négliger.
Comme il est aisé de le constater, cette approche
toponymique démontre tout l’intérêt de cette forme de recherche.
Mais pour aller plus loin dans la connaissance de l’histoire des
hommes, une étude documentaire détaillée des registres paroissiaux
est absolument incontournable. En cela la commune de Betton possède des
pièces d’une qualité et d’une importance de premier choix. Restée
à l’écart des turpitudes et des tumultes des siècles, la commune a
su préserver l’ensemble de ces documents. Ces livres, qui concernent
les actes de naissances, de mariages et de décès, apportent une foule
de renseignements sur la vie au cours des siècles passés. A travers
leur lecture, on perçoit la lente évolution d’un monde rural assez
refermé sur lui-même. Ces déclarations et les quelques mentions qui
les soulignent transmettent les heurts en bonheurs d’un espace de vie
centré sur un lieu cultuel qu’est l’église.
Au hasard des déclarations, on découvre que
Julienne Lefebvre fut découverte noyée au cours du mois de décembre
1651. Quelques années plus tard, au lieu-dit la Planche Pinel, Julien
Loret subissait le même sort au cours en décembre 1693. Un incendie
survenu au Placis Housset dans la maison d’Urbain Piart, le 9 août
1717, entraînait la mort de Faucheur Jacques. Ces cahiers de mémoires
révèlent également des drames. L’assassinat du prêtre Bligne
Joseph survenu dans la nuits du 26 au 27 Messidor de l’An II. Dans
cette période d’insécurité qu’engendre la Révolution, on apprend
que le 19 Frimaire de l’An IV les frères Pierre et Jean Lauret de
Saint Laurent, furent fusillés près de la Mévrais par une bande de
dix à douze hommes ivres. Le 21 Nivose de cette même année, le corps
d’un dénommé Fouillard natif d’Acigné est découvert à la
Quinvrais. L’enregistrement laisse supposer à une mort provoquée.
Les précisions et détails qui accompagnent certaines déclarations
couchées sur le livre paroissial peignent des campagnes soumises au
régime de la peur sinon celui de la Terreur.
Mais ces registres ne se réduisent pas à une
énumération de faits macabres. Ils relatent également des
événements plus joyeux. Les déclarations de baptêmes, les mariages
ou la bénédiction des deux cloches de l’église le 14 septembre 1711
sont à classer dans cette catégorie. A ceux-là on peut ajouter des
annotations particulières. Elles viennent signaler la longévité de
quelques individus. Ainsi peut-on lire que Julien Lejas pourrait bien
avoir atteint ces 100 ans ’’environ’’ en novembre 1689. Plus
tard apparaissant comme un événement peu ordinaire c’est au tour de
Michelle Bertru d’avoir 100 ans environ en cette année 1729. Il est
intéressant de souligner l’approximation donné par le terme ’’environ’’.
Ne disposant pas de preuve tangible des dates de naissance, l’âge
fait l’objet d’une évaluation sur des critères parfois très
subjectifs. On retiendra cependant que l’âge supposé canonique des
personnes mentionnées revêt un caractère événementiel suffisant
pour justifier sa présence sur ces registres.
Le premier livre des baptêmes commence en février
1535. Il couvre une période de 33 ans pour se terminer en 1568. Sur ce
document en papier, les actes sont rédigés en vieux français. Ce qui
ne facilite pas leur lecture.
Le second ouvre par une déclaration très
officielle : « Cy est le papier et libvre ou sont escriptz
les noms et surnoms des enffans baptizeés en l’églisse de
Betton : commenczant à Pasques, le XVIII ème jour dapuril mil
cinq centz soixante huict : Mr Michel Nycoul et dom Jacques Mellet,
subcurez de la dicte parouesse de Betton. ». Ce livre
recueillera les annales de la paroisse jusque janvier 1613.
Cette déclaration préliminaire retranscrite
ci-dessus, donne un aperçu sur les libertés prises avec le bon usage
de l’orthographe. Même s’il faut s’habituer à la lecture du
vieux français, on est ici très proche d’une écriture phonétique.
Cette approximation peut, dans quelques cas poser des problèmes d’interprétation
ou orienter le chercheur vers des conclusions inadaptées. Aussi
demandent-elles d’être recoupées par d’autres sources
informatives.
A partir de 1613, et pour faire suite aux deux
précédants cahiers, un troisième registre est ouvert. Il couvrira la
période allant jusqu'à la fin de l’année 1668. A la lecture de ces
documents-sources, on observera la présence d’annotations ou de
pictogrammes intervenant parfois pour souligner un caractère
spécifique à la déclaration. Pour exemple, les déclarations de
baptême des enfants adultérins sont distinguées des autres par la
mention ’’naturalis’’.
Les registres de mariages couvrent une période un
peu plus courte. Le premier ayant été entamé en 1635 recueillera les
dernières mentions en 1670. Ce document est actuellement déposé aux
Archives d’Ille et Vilaine.
Le livre des sépultures fonctionne sur une période
de 22 ans. Elle s’étale entre 1643 et avril 1665. Des feuilles ayant
été déchirées en fin de ce cahier empêchent d’atteindre l’année
1668. Cette occultation de trois années est une gêne réelle pour
apprécier les variations démographiques.
A partir de 1668, les actes de naissances, baptêmes,
mariages et sépultures se retrouvent consignés sur les mêmes
registres. Ils se présentent sous la forme de petits cahiers sans
aucune lacune. Sans doute une conséquence de la Révolution, on notera
que les enregistrements des Baptêmes et des mariages s’arrêtent le 2
février 1793. La dernière sépulture y est mentionnée en fin 1792. L’arrêt
de l’utilisation de ces documents, devenus par habitude et tradition
de pièces officielles d’Etat civil, va être compensé par des
cahiers ’’secrets’’. En effet, les habitants de la commune ont
pour la plupart refusé les curés assermentés mis en place par la
Révolution. Entre 1793 et 1797, les offices et les actes religieux
seront pratiqués par des prêtres réfractaires ayant refusé de
prêter serment. Cachés dans des fermes de la commune, ces derniers,
prolongeant tous les actes de leur ministère, entretiendront un
registre clandestin. 402 baptêmes et 62 mariages célébrés en dehors
de l’église officielle s’y trouvent colligés. Constitué de quatre
vingt huit feuillets estampillés par l’Evêché de Rennes, ce
précieux document autorise le lien entre les périodes qui encadrent la
séquence révolutionnaire.
Durant un peu plus de deux siècles et demi, toutes
ces pièces d’archives appartenant au clergé ont parfaitement rempli
les fonctions d’état civil. Lorsque par la Révolution le pouvoir
civil s’est éloigné du pouvoir religieux, il n’a eu qu’à mettre
en application et légèrement améliorer ce qui se pratiquait depuis
des décennies. La succession de ces documents et la qualités des
mentions qu’ils contiennent, représentent une formidable source d’informations
sur l’évolution et les mouvements des populations sur un territoire.
On peut y trouver tous les éléments pour des études démographiques
ou même pour aborder des synthèses sur les modifications sociales d’un
groupe ou d’une corporation. La compilation des données qui y sont
transcrites et leur traitement représente une somme considérable de
travail, de patience, d’application dans le déchiffrage d’écritures
parfois hésitantes. Couplé avec la recherche toponymique, le
recollement de toutes ces données permet un parcours historique digne
du plus grand intérêt. Cet ouvrage de grande qualité peut être
considéré comme une source particulièrement précieuse pour les
premières investigations des généalogistes.
Et puis, allant au delà de ce que nous apprennent
les manuels scolaires, ces documents nous montrent que l’Histoire des
hommes n’est pas faite que de celle des grandes familles. Qui peut
nier l’importance de ces anonymes, confrontés aux évolutions
sociales et technologiques, qui trimeront pour leur survie ou celle de
leur progéniture. S’ils n’ont pas laissé leur nom gravé sur les
colonnes des panthéons, ils nous ont légué un héritage vernaculaire
apprécié à chaque instant de nos promenades champêtres. Héritiers
de traditions millénaires, il nous appartient de préserver et
transmettre aux générations futures un vécu collectif parfois oublié
des mémoires artificielles
Les Chemins de la Mémoire