L’An mil à la Motte Jean

 

A la limite des communes de Cancale et de Saint Coulomb, bordant le ruisseau de la Trinité, se trouve un manoir connu sous l’appellation de la Motte Jean. Ceux que la curiosité pousserait à chercher cette motte pourraient avoir le sentiment de perdre leur temps. La motte n’existe plus depuis de nombreuses décennies. Cependant le parcours dans la propriété et ses abords ne manquerait pas d’étonner tant la topographie y est tourmentée et reprise. Mais Jean ou Jehan et sa motte ne sont plus perceptibles. Pour les retrouver, nous devons accepter de nous transporter dans les temps du premier millénaire.

Ce qui restait de la Gaule romaine déstabilisée par les révoltes paysannes de la fin du IV° siècle n’a pas résisté aux coups de boutoir et influences venues de l’extérieur. Lorsqu’au milieu du V° siècle des Saxons s’établissent sur le sud de l’Angleterre, quelques uns poussent leurs incursions jusqu’aux rivages du Cotentin et prospectent la baie du Mont Saint Michel et sur le secteur de Dol de Bretagne. Plus tard les drakkars venant des pays nordiques déposent des groupes Normans et Vikings. Les Francs trop occupés à stabiliser un pouvoir encore incertain se soucient peu de la sécurité du pays. Fuyant devant cette insécurité chronique, la classe dirigeante déserte les campagnes. Prenant le prétexte de protéger les reliques dont il a la charge, le clergé régulier* fuit loin de côtes vers des abbayes accueillantes.

 

Livré à lui même, le monde paysans, le monde des forêts va tenter de s’organiser pour survivre. Abandonnant une société déstructurée et ouverte à toutes les agressions, des petites communautés vont s’isoler dans des lieux perdues ou oubliés. Regroupés en quelques maisons, des familles vont retrouver une vie autarcique. Leur économie sera celle de leur simple subsistance. Des pratiques, des techniques issues d’une longue tradition orale disparaissent avec le temps. Bien vite des outils en pierre remplacent le fer dont on a perdu les procédés de fabrication. Cantonné dans un espace réduit, l’homme de cette époque ne dispose plus d’aucun repère ; Il n’a plus de conscience politique. Il ne connaît plus le monde qui l’entoure. Son horizon ne dépasse généralement pas celui des limites des terres de son village. Son savoir est celui dispensé par un clergé séculier bien souvent analphabète. Ces petits prêtres fréquemment désignés par les responsables laïques vivent au crochet de la communauté. Ils sont mariés et chargés de famille. Leur culture ecclésiastiques se limite à quelques procédures mémorisées pas toujours parfaitement assimilées.

 

De ces communautés en désarroi vont émerger quelques individus ayant une plus forte personnalité. Certains d’entre eux appartenaient à l’ancienne classe dirigeante. Restés sur place, ils vont tenter de réorganiser leur petit territoire en rassemblant les familles qui s’y accrochent. Prétextant d’assurer un refuge de sécurité à ceux qu’ils ont pris en dépendance, par les corvées et le travail du groupe ils se feront construire des habitats fortifiés. Les premières réalisations se limiteront à une simple enceinte déterminée par un large fossé souligné par un talus surmonté d’une palissade ou d’une simple haie d’épineux. Puis viendra la construction de la tour de guet posée au sommet d’une motte de terre. Cette tour qui ne tardera pas à prendre de l’importance finira par affirmer le statut social du maître des lieux. Ainsi, à partir du X° siècle, va-t-on voir se multiplier les mottes féodales avec leur basse-cour.

Ces fortifications de terre et bois sont généralement aménagées sur des points culminants ou bien en bordure de ruisseau. Souvent elles prendront le noms du lieux où elles se trouvent érigées. Dans d’autres cas c’est le nom du propriétaire qui s’y trouvera associé. Jehan pouvait être un de ses occupants. Quelque soit leur nom, quelque soit leur importance elles sont une composante importante de la société féodale qui se met en place à partir de ce moment de notre histoire. Souvent à l’origine d’un morcellement excessif du territoire, elles vont générer des luttes et des conflits de pouvoir qui avec les mariages et les alliances finiront par structurer les provinces d’où naîtra non sans douleurs le Royaume de France.

 

Il faudra attendre le XII° siècle pour voir les premiers châteaux forts en pierre remplacer progressivement ces châteaux de terre. Puis les conflits s’apaiseront. Les ruineuses rivalités ne résisteront pas aux modes architecturales de la Renaissance. Alors, pour les familles qui auront su traverser ces temps incertains sans trop perdre, les châteaux de défense froids et lugubres cèderont la place à de vastes demeures bourgeoises éclairées par de grandes baies offertes aux rayonnements du soleil. La sécurité retrouvée profitera aux activités commerciales et économiques. Une opulence, favorisée par la monarchie absolue, incitera les lignées arrivées en noblesse à afficher ostensiblement par leur logis leur rang social. Les mottes abandonnées continueront cependant à marquer pour longtemps le territoire. Aujourd’hui encore, il est peu de commune qui ne dispose pas d’une ou plusieurs mottes médiévales. Il aura fallu qu’interviennent les puissants engins mis à contribution par les remembrements pour que leur destruction retienne l’attention.

 

Mais allons voir de plus près la vie dans une motte au X° siècle

 

 

Vu de l’extérieur, c’est une très longue palissade de pieux de bois à peine jointifs plantés au sommet d’un talus. Un large fossé souligne la structure protectrice d’où émerge trois toitures de chaume. Dans le fond, vers l’est, une grosse motte surmontée d’une tour de bois surplombe la basse cour. De là, on peut surveiller les champs ouverts des environs et s’y réfugier si de quelconques pillards tentaient d’agresser la mesnie*. L’abri pour les bêtes, le jardin potager et médicinal, le vivier ainsi que le puits suffisent à occuper presque tout l’espace restant.

 

Le maître des lieux, Jehan Gauthier, d’origine franque est l’un des petits chevaliers vasseurs* d’un baron dont la puissante motte se situe près de la grande ville voisine. Parfois, il doit rejoindre l’ost* lorsque sont appelés le ban et l’arrière ban*. Avec sa femme et leurs deux garçons, ils occupent la grande maison aux murs de pierre. Ils ont deux vaches, deux bœufs, des cochons, de la volaille et un cheval. Ce n’est pas un véritable palefroi*. Quand le maître ne l’utilise pas pour l’ost, pour la parade ou des tournois, il participe aux travaux pénibles de dessouchage. Parfois même il tire l’araire* à la place des bœufs.

 

En cette période d’automne, le vivier, d’où on a extrait la terre nécessaire à la construction de la motte, est à son plus haut niveau. On y prend les carpes au filet et les anguilles à l’aide de fagots lestés. Les femmes ont préparé les réserves pour l’hiver ; pâtés de poisson, fumage et salage de la viande. Comme la plupart des vilains* de Bretagne tout ce petit monde est libre. Dans cette région, le servage* est rare. C’est pourquoi beaucoup de serfs fuyards arrivent de l’autre coté des marches*.

 

Ce soir il pleut. Les seize membres des trois familles de la mesnie, celle de Gauthier, celle de Hoël avec sa femme Mathilde et leurs cinq enfants, celle de Martin et Jeanne et leurs trois enfants s’affairent dans la grande maison. Tandis que sa femme fait bouillir le repas de châtaignes du soir, Martin, le laboureur, prépare des filets pour la pêcherie de la grande plage toute proche. Gauthier muni d’un fort couteau coupe des branches pour les collets de la garenne*. Renaud, son puiné*, nourrit son faucon aux yeux cousus*. Encore quelques semaines de dressage, et il sera prêt pour la chasse. Mathilde tourne la meule à gambader*. C’est qu’il en faudra de la farine car demain sur les pierres chauffées du foyer, on fera cuire les pains plats pour cinq jours.

 

Tout en s’activant Gauthier, Hoël et Martin discutent des travaux de l’hiver à venir. Il faudra consolider la palissade, remplacer le pont fixe par un passage mobile qu’on fermera le soir pour se garder des rôdeurs. Puis viendra le temps de l’émondage, du bois et du fagot. Quand le gel ne durcira pas trop la terre, on dessouchera et on brûlera l’abattis des terrains du bas. Ainsi, au printemps prochain, on pourra ouvrir une nouvelle zone de culture sur brûlis. Entretien des toitures, rebattage des outils, remplacement de la pierre de l’araire par une pointe de fer qu’il faudra forger, voilà les multiples tâches de la saison froide. Mais tous, femmes et enfants viendront aider et prendre leur part de travail. Seuls les plus petits garderont les oies ou iront emmener les porcs à la glandé*. Puis quand viendra le temps ils accompagneront les femmes sur les plages et les rochers pour ramasser coquillages et huîtres sauvages.

 

L’aînée de Hoël file la quenouille. Celle-là il faudra bientôt songer à la marier. On verra ça à l’été après les moissons. Pour l’instant elle doit préparer le fil et la laine qui serviront au tissage des toiles de la communauté. Gurtoc, le fils, perdu dans ses rêveries de forgeron, tresse machinalement une longue corde de chanvre. Mais sa passion est le métal rougi, crachant sa gerbe d’étincelles sous les coups du marteau. Encore un ou deux printemps et c’est à lui que l’on confiera le soin de forger les belles lames de faucards, les serpes, les pointes de lances ou la belle épée. Les autres petits jouent sur le banc avec des animaux taillés dans de petites branches de noisetiers. Après cette veillée active, chaque famille regagnera sa masure chauffée par les animaux parqués dans la pièce basse*.

 

L’habitat fortifié de la Motte Jehan et sa mesnie vivent au rythme des saisons Si personne n’est très riche, chacun à un toit et mange presque tous les jours. Et puis, la grande tour de bois huchée* sur son promontoire assure une certaine quiétude. Brigands, routiers* et voisins belliqueux ne se risquent pas sur les terres de Gauthier.

 

 

Dans son inventaire du Département d’Ille et Vilaine paru en 1929, Paul Banéat signale l’ancien manoir de la Basse Motte Jean comme ayant été la propriété des du Hindré en 1513 et aux Groult durant le XVIII° siècle. Au moment de la parution de son ouvrage la demeure noble appartenait aux Mazurier des Garennes. Les recherches effectuées par l’historien nous apprennent que ce lieu fut transformé en hôpital pendant la Révolution. On y accueillait les personnes atteintes d’une maladie contagieuse que des marins avaient introduite à Cancale. Cette maladie, causée par de vivres avariées portait le nom du bateau responsable de ce mal : la Carmagnole. En 1794, on créa à la Motte Jean un hôpital pour le camp de la Hoguette.

 

Paul Banéat à qui l’on doit la connaissance de nombreuses mottes médiévales sur le département ne signale à aucun moment la présence d’un tertre ou d’un aménagement défensif en terre. On doit donc en conclure que lors de ses prospections si l’auteur de la publication n’a pas décelé dans le paysage la présence d’une levée de terre c’est que la motte était déjà détruite.

 

Araire ancêtre en bois de la charrue parfois muni d’une pointe pierre ou fer

Ban et arrière ban hiérarchie médiévale de la grande à la petite noblesse

Clergé régulier moines et prêtres obéissant à une règle monastique (exemple Bénédictins, Cisterciens, etc…)

Faucon aux yeux cousus technique ancienne de dressage de la fauconnerie

Garenne butte artificielle de terre autorisée seulement aux seigneurs pour fixer le gibier

Huché terme du vieux français indiquant une chose placée en hauteur

la Glandé s’est transformé en glanné : on conduit les animaux dans les bois pour manger les glands et racines

Les marches bande de terrain situé à l’est de la Bretagne qui sépare de l’Anjou

Mesnie communauté de personnes famille ou domestique vivant autour d’un petit seigneur

Meule à gambader meules circulaires en pierre l’une fixe, l’autre mobile est actionnée à bras

Ost armée médiévale

Palefroi cheval de parade, de tournois et de guerre

Pièce Basse espace de la maison au sol légèrement plus bas ou sont rentrés les animaux (vaches, porcs, chèvres)

Puiné garçon cadet d’une famille

Routiers souvent d’anciens soldats ou mercenaires qui se déplacent en bandes et rançonnent

Servage à l’inverse des vilains, les serfs sont attachés à la terre et au seigneurs.

Vilains nom issu de celui des habitants de villae romaines donnés aux gens de la terre. Les vilains ont souvent donné leurs terres à un petits seigneur en échange d’un protection.

Les Chemins de la Mémoire

Sur les chemins de la mémoire - Betton
http://cheminsdelamemoire.free.fr 

Dernière mise à jour : 19 mai 2003