Ce qui restait de la Gaule romaine déstabilisée par
les révoltes paysannes de la fin du IV° siècle n’a pas résisté
aux coups de boutoir et influences venues de l’extérieur. Lorsqu’au
milieu du V° siècle des Saxons s’établissent sur le sud de l’Angleterre,
quelques uns poussent leurs incursions jusqu’aux rivages du Cotentin
et prospectent la baie du Mont Saint Michel et sur le secteur de Dol de
Bretagne. Plus tard les drakkars venant des pays nordiques déposent des
groupes Normans et Vikings. Les Francs trop occupés à stabiliser un
pouvoir encore incertain se soucient peu de la sécurité du pays.
Fuyant devant cette insécurité chronique, la classe dirigeante
déserte les campagnes. Prenant le prétexte de protéger les reliques
dont il a la charge, le clergé régulier* fuit loin de côtes vers des
abbayes accueillantes.
Livré à lui même, le monde paysans, le monde des
forêts va tenter de s’organiser pour survivre. Abandonnant une
société déstructurée et ouverte à toutes les agressions, des
petites communautés vont s’isoler dans des lieux perdues ou oubliés.
Regroupés en quelques maisons, des familles vont retrouver une vie
autarcique. Leur économie sera celle de leur simple subsistance. Des
pratiques, des techniques issues d’une longue tradition orale
disparaissent avec le temps. Bien vite des outils en pierre remplacent
le fer dont on a perdu les procédés de fabrication. Cantonné dans un
espace réduit, l’homme de cette époque ne dispose plus d’aucun
repère ; Il n’a plus de conscience politique. Il ne connaît
plus le monde qui l’entoure. Son horizon ne dépasse généralement
pas celui des limites des terres de son village. Son savoir est celui
dispensé par un clergé séculier bien souvent analphabète. Ces petits
prêtres fréquemment désignés par les responsables laïques vivent au
crochet de la communauté. Ils sont mariés et chargés de famille. Leur
culture ecclésiastiques se limite à quelques procédures mémorisées
pas toujours parfaitement assimilées.
De ces communautés en désarroi vont émerger
quelques individus ayant une plus forte personnalité. Certains d’entre
eux appartenaient à l’ancienne classe dirigeante. Restés sur place,
ils vont tenter de réorganiser leur petit territoire en rassemblant les
familles qui s’y accrochent. Prétextant d’assurer un refuge de
sécurité à ceux qu’ils ont pris en dépendance, par les corvées et
le travail du groupe ils se feront construire des habitats fortifiés.
Les premières réalisations se limiteront à une simple enceinte
déterminée par un large fossé souligné par un talus surmonté d’une
palissade ou d’une simple haie d’épineux. Puis viendra la
construction de la tour de guet posée au sommet d’une motte de terre.
Cette tour qui ne tardera pas à prendre de l’importance finira par
affirmer le statut social du maître des lieux. Ainsi, à partir du X°
siècle, va-t-on voir se multiplier les mottes féodales avec leur
basse-cour.
Ces fortifications de terre et bois sont
généralement aménagées sur des points culminants ou bien en bordure
de ruisseau. Souvent elles prendront le noms du lieux où elles se
trouvent érigées. Dans d’autres cas c’est le nom du propriétaire
qui s’y trouvera associé. Jehan pouvait être un de ses occupants.
Quelque soit leur nom, quelque soit leur importance elles sont une
composante importante de la société féodale qui se met en place à
partir de ce moment de notre histoire. Souvent à l’origine d’un
morcellement excessif du territoire, elles vont générer des luttes et
des conflits de pouvoir qui avec les mariages et les alliances finiront
par structurer les provinces d’où naîtra non sans douleurs le
Royaume de France.
Il faudra attendre le XII° siècle pour voir les
premiers châteaux forts en pierre remplacer progressivement ces
châteaux de terre. Puis les conflits s’apaiseront. Les ruineuses
rivalités ne résisteront pas aux modes architecturales de la
Renaissance. Alors, pour les familles qui auront su traverser ces temps
incertains sans trop perdre, les châteaux de défense froids et
lugubres cèderont la place à de vastes demeures bourgeoises
éclairées par de grandes baies offertes aux rayonnements du soleil. La
sécurité retrouvée profitera aux activités commerciales et
économiques. Une opulence, favorisée par la monarchie absolue,
incitera les lignées arrivées en noblesse à afficher ostensiblement
par leur logis leur rang social. Les mottes abandonnées continueront
cependant à marquer pour longtemps le territoire. Aujourd’hui encore,
il est peu de commune qui ne dispose pas d’une ou plusieurs mottes
médiévales. Il aura fallu qu’interviennent les puissants engins mis
à contribution par les remembrements pour que leur destruction retienne
l’attention.
Mais allons voir de plus près la vie dans une motte
au X° siècle
Vu de l’extérieur, c’est une très longue
palissade de pieux de bois à peine jointifs plantés au sommet d’un
talus. Un large fossé souligne la structure protectrice d’où émerge
trois toitures de chaume. Dans le fond, vers l’est, une grosse motte
surmontée d’une tour de bois surplombe la basse cour. De là, on peut
surveiller les champs ouverts des environs et s’y réfugier si de
quelconques pillards tentaient d’agresser la mesnie*. L’abri pour
les bêtes, le jardin potager et médicinal, le vivier ainsi que le
puits suffisent à occuper presque tout l’espace restant.
Le maître des lieux, Jehan Gauthier, d’origine
franque est l’un des petits chevaliers vasseurs* d’un baron dont la
puissante motte se situe près de la grande ville voisine. Parfois, il
doit rejoindre l’ost* lorsque sont appelés le ban et l’arrière
ban*. Avec sa femme et leurs deux garçons, ils occupent la grande
maison aux murs de pierre. Ils ont deux vaches, deux bœufs, des
cochons, de la volaille et un cheval. Ce n’est pas un véritable
palefroi*. Quand le maître ne l’utilise pas pour l’ost, pour la
parade ou des tournois, il participe aux travaux pénibles de
dessouchage. Parfois même il tire l’araire* à la place des bœufs.
En cette période d’automne, le vivier, d’où on
a extrait la terre nécessaire à la construction de la motte, est à
son plus haut niveau. On y prend les carpes au filet et les anguilles à
l’aide de fagots lestés. Les femmes ont préparé les réserves pour
l’hiver ; pâtés de poisson, fumage et salage de la viande.
Comme la plupart des vilains* de Bretagne tout ce petit monde est libre.
Dans cette région, le servage* est rare. C’est pourquoi beaucoup de
serfs fuyards arrivent de l’autre coté des marches*.
Ce soir il pleut. Les seize membres des trois
familles de la mesnie, celle de Gauthier, celle de Hoël avec sa femme
Mathilde et leurs cinq enfants, celle de Martin et Jeanne et leurs trois
enfants s’affairent dans la grande maison. Tandis que sa femme fait
bouillir le repas de châtaignes du soir, Martin, le laboureur, prépare
des filets pour la pêcherie de la grande plage toute proche. Gauthier
muni d’un fort couteau coupe des branches pour les collets de la
garenne*. Renaud, son puiné*, nourrit son faucon aux yeux cousus*.
Encore quelques semaines de dressage, et il sera prêt pour la chasse.
Mathilde tourne la meule à gambader*. C’est qu’il en faudra de la
farine car demain sur les pierres chauffées du foyer, on fera cuire les
pains plats pour cinq jours.
Tout en s’activant Gauthier, Hoël et Martin
discutent des travaux de l’hiver à venir. Il faudra consolider la
palissade, remplacer le pont fixe par un passage mobile qu’on fermera
le soir pour se garder des rôdeurs. Puis viendra le temps de l’émondage,
du bois et du fagot. Quand le gel ne durcira pas trop la terre, on
dessouchera et on brûlera l’abattis des terrains du bas. Ainsi, au
printemps prochain, on pourra ouvrir une nouvelle zone de culture sur
brûlis. Entretien des toitures, rebattage des outils, remplacement de
la pierre de l’araire par une pointe de fer qu’il faudra forger,
voilà les multiples tâches de la saison froide. Mais tous, femmes et
enfants viendront aider et prendre leur part de travail. Seuls les plus
petits garderont les oies ou iront emmener les porcs à la glandé*.
Puis quand viendra le temps ils accompagneront les femmes sur les plages
et les rochers pour ramasser coquillages et huîtres sauvages.
L’aînée de Hoël file la quenouille. Celle-là il
faudra bientôt songer à la marier. On verra ça à l’été après
les moissons. Pour l’instant elle doit préparer le fil et la laine
qui serviront au tissage des toiles de la communauté. Gurtoc, le fils,
perdu dans ses rêveries de forgeron, tresse machinalement une longue
corde de chanvre. Mais sa passion est le métal rougi, crachant sa gerbe
d’étincelles sous les coups du marteau. Encore un ou deux printemps
et c’est à lui que l’on confiera le soin de forger les belles lames
de faucards, les serpes, les pointes de lances ou la belle épée. Les
autres petits jouent sur le banc avec des animaux taillés dans de
petites branches de noisetiers. Après cette veillée active, chaque
famille regagnera sa masure chauffée par les animaux parqués dans la
pièce basse*.
L’habitat fortifié de la Motte Jehan et sa mesnie
vivent au rythme des saisons Si personne n’est très riche, chacun à
un toit et mange presque tous les jours. Et puis, la grande tour de bois
huchée* sur son promontoire assure une certaine quiétude. Brigands,
routiers* et voisins belliqueux ne se risquent pas sur les terres de
Gauthier.
Dans son inventaire du Département d’Ille et
Vilaine paru en 1929, Paul Banéat signale l’ancien manoir de la Basse
Motte Jean comme ayant été la propriété des du Hindré en 1513 et
aux Groult durant le XVIII° siècle. Au moment de la parution de son
ouvrage la demeure noble appartenait aux Mazurier des Garennes. Les
recherches effectuées par l’historien nous apprennent que ce lieu fut
transformé en hôpital pendant la Révolution. On y accueillait les
personnes atteintes d’une maladie contagieuse que des marins avaient
introduite à Cancale. Cette maladie, causée par de vivres avariées
portait le nom du bateau responsable de ce mal : la Carmagnole. En
1794, on créa à la Motte Jean un hôpital pour le camp de la Hoguette.
Paul Banéat à qui l’on doit la connaissance de
nombreuses mottes médiévales sur le département ne signale à aucun
moment la présence d’un tertre ou d’un aménagement défensif en
terre. On doit donc en conclure que lors de ses prospections si l’auteur
de la publication n’a pas décelé dans le paysage la présence d’une
levée de terre c’est que la motte était déjà détruite.
Araire ancêtre en bois de la charrue parfois muni d’une pointe
pierre ou fer
Ban et arrière ban hiérarchie médiévale de la grande à la
petite noblesse
Clergé régulier moines et prêtres obéissant à une règle
monastique (exemple Bénédictins, Cisterciens, etc…)
Faucon aux yeux cousus technique ancienne de dressage de la
fauconnerie
Garenne butte artificielle de terre autorisée seulement aux
seigneurs pour fixer le gibier
Huché terme du vieux français indiquant une chose placée en
hauteur
la Glandé s’est transformé en glanné : on conduit les
animaux dans les bois pour manger les glands et racines
Les marches bande de terrain situé à l’est de la Bretagne qui
sépare de l’Anjou
Mesnie communauté de personnes famille ou domestique vivant
autour d’un petit seigneur
Meule à gambader meules circulaires en pierre l’une fixe, l’autre
mobile est actionnée à bras
Ost armée médiévale
Palefroi cheval de parade, de tournois et de guerre
Pièce Basse espace de la maison au sol légèrement plus bas ou
sont rentrés les animaux (vaches, porcs, chèvres)
Puiné garçon cadet d’une famille
Routiers souvent d’anciens soldats ou mercenaires qui se
déplacent en bandes et rançonnent
Servage à l’inverse des vilains, les serfs sont attachés à
la terre et au seigneurs.
Vilains nom issu de celui des habitants de villae romaines
donnés aux gens de la terre. Les vilains ont souvent donné leurs
terres à un petits seigneur en échange d’un protection.